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PHOTOJOURNAL (sans image autre que les mots)

191206 : Note de tournage du film « Amsterdam reconstruction » sur le chantier du Stedelijk Museum Amsterdam.


« Terrible destruction de l’image, aussi, par la lumière. »

Terribles, les vibrations du marteau piqueur dans mon dos. Je viens juste d’arriver sur le chantier de démolition du Stedelijk Museum Amsterdam. Il fait un temps à très haute acuité, ciel transpercé au bleu, grand soleil, l’air est vide de toutes particules, même si quelques nuages se pavanent à basse altitude comme autant de réflecteurs oblongs, Les ombres sont nettes.

Louise Wijnberg (responsable du laboratoire de restauration peinture du Sdedelijk) est présente à mon arrivée. C’est grâce à elle que j’ai la possibilité de venir filmer le chantier quand je veux. Aujourd’hui, elle fait sa visite hebdomadaire pour contrôler l’état de la fresque de Karel Appel contenue dans une toute petite salle, hermétiquement close pour rester isoler du reste du monde pendant toute la durée du chantier de démolition et de reconstruction. C’est curieux cette idée que ce musée soit entièrement démoli de l’intérieur, tout en préservant intacte cette si petite pièce au centre, pour tout reconstruire ensuite autour de ce minuscule centre intact… Idée que le musée soit reconstruit autour de cette œuvre de Karel Appel, comme un joyau recevant son nouvel écrin, belle idée…

Je reviens à l’accident. Tout en discutant avec Louise dans la grande salle du rez-de-chaussée complètement désossée, je mets en place ma caméra pour filmer un chariot qui se trouve là exposé à la lumière frisante du soleil montant, un projecteur de chantier fait face à la caméra au second plan, derrière le chariot. La lumière qui s’engouffre par les hautes ouvertures, donnant sur Museumplein, change vite, je m’empresse d’entamer un premier plan quand, soudain, la dalle de béton fait sauter en l’air de quelques centimètres la caméra. Je me retourne pour aller voir ce qui se passe dehors. Une énorme tractopelle armée, au bout de son bras en acier, d’un gros marteau piqueur est en train d’attaquer la dalle à l’extérieure. Chaque morsure de l’acier dans le béton est une secousse violente dans tout le bâtiment.

Je décide d’interrompre le plan sur le chariot pour venir filmer cette destruction, d’autant que je spécule sur l’effet d’image tremblante que je peux obtenir, si je filme au rythme des vibrations qui secouent la dalle où j’ai placé la caméra. Je sais qu’avec cette petite seconde de temps de pose pour chaque image, les vibrations transmises à la caméra qui sautille sur elle-même à la cadence du marteau piqueur traduira de la violence des coups portés à l’image.

Mais voilà, que tout se fendille, tout craque, à chaque attaque la dalle se soulève comme une feuille de papier puis retombe en poussière. Je maintiens la caméra pour l’aider à se reposer au sol, à peu près au même endroit, après chaque secousse. Et j’enchaîne en comptant les secondes, j’ouvre l’obturateur, je le ferme, j’avance le film etc… Louis et en retrait sur ma droite, elle fait des photos de la scène.

Puis, l’enchaînement des secousses se fait plus rapide et plus violent. La dalle vient de se déchirer sur toute sa longueur, juste là, à cinq mètres de la caméra. Je reste concentré sur le risque d’effondrement de la caméra et de moi avec les gravas. Mais la caméra s’en fiche, elle danse tressautant sur ces trois pieds, et moi je filme, quoi qu’il arrive…

Soudain, la catastrophe. Ma main droite recueille dans son creux le capot de la caméra. Et le temps de la compréhension est long à ce moment précis. Comprendre que la violence et la répétition des vibrations auxquelles la caméra est soumise depuis un quart d’heure a fini par avoir raison du loquet de verrouillage du capot de la caméra. C’est très long le bref instant qu’il vous faut pour vous persuader que le compartiment film de la caméra est bien ouvert, et que les trente mètres de film profitent aussi du beau temps et de cette si belle lumière hollandaise en hiver…

Dans ces moments là, il faut pouvoir contrôler les émotions. Il faut surtout savoir les classer selon l’urgence. Ça veut dire évacuer l’émotion qui vous terrasse en pensant immédiatement à tout ce qu’on vient de perdre de travail et de poésie, ravagé par la lumière, car la priorité est de convoquer toutes le émotions pour canaliser son énergie à refermer d’urgence le capot, comme si de rien n’était… Surtout, comme si de rien n’était, car l’idée que cet accident puisse ne rien avoir gâcher vous aide à viser juste au moment où le capot doit s’enclencher au plus vite, dans la cornière en « U » du corps de la caméra, permettant l’étanchéité et la fermeture du loquet de verrouillage…

C’est après qu’on a tout le temps de s’inventer des histoires pour lutter contre les remords qui vous assaillent, et je passe les détails la liste en serait trop longue… Juste j’imagine que dans ces conditions particulières, il se peut que le voile de lumière n’ai affecté qu’une tranche du film, créant au pire une zone surexposée seulement d’un côté de l’image. Et je me dis que peut-être cet accident sera utilisable dans le film. Une fois de plus je suis dans l’attente et le doute de l’expérimentation.

Le comble dans cette histoire, c’est que Louise Wijnberg soit venue ce jour même, pour placer dans la salle de Karel Appel des détecteurs de vibration pour contrôler que les travaux de démolition ne nuissent pas trop à la fresque… Et c’est dans cette même petite salle, comme dans une crypte, que je me suis réfugié pour aller décharger ma caméra du film voilé à cause des vibrations. Je n’avais pas d’autre lieu pour déballer, sur une table propre, mon manchon pour cette manœuvre. Et je me suis retrouvé seul, entouré pourtant des personnages hauts en couleur de Karel Appel et d’appareils à mesurer l’humidité, la température et les vibrations, dans cette crypte propice au recueillement. Les deux bras enfoncés dans le manchon à manipuler à l’aveugle ce film, et de penser à toutes ces images entre mes doigts que j’ai filmé depuis le 11 octobre 2006 jusqu’à aujourd’hui, aurais-je la force d’en dresser la liste ici ? Peut-être pas de suite, la béance de la lumière est encore trop forte en ma mémoire. Mentalement je me refuse au souvenir, ça me fait trop mal. C’est comme un cambriolage, c’est avec le recul du temps qu’on se souvient de ce qui manque, et c’est à rebours que ça vient méchamment heurter la mémoire.

Non, je ne veux pas me souvenir de ma mémoire. Contrairement à Alexandre Bertrand l’énigmatique poète sans abri rencontré, avec François Bon pour « La douceur dans l’abîme », à Nancy il y a huit ans. Il avait commencé par nous dire (après un long refus d’écriture) la chose suivante : « Je vais me souvenir de ma mémoire. » Et bien moi je préfère ne pas trop me souvenir de ma mémoire… Juste je me souviens des dernières recommandations de Louise pour tout éteindre avant de partir et de cadenasser la porte. Plus particulièrement, de son attention à prendre soin de me prévenir de ne pas m’inquiéter si au moment où je débrancherai la prise d’alimentation du bloc d’éclairage celui-ci restait encore allumé. C’est normal pour ces éclairages à condensateur, ils accumulent l’énergie et continus à alimenter, plus faiblement, les tubes fluorescents lorsque que le courant est coupé. C’est une sécurité en cas de coupure, on ne reste pas plongé dans le noir de suite. Et moi je repense à toute cette énergie que sont les photons, et que ma caméra a accumulé, et quelle sera l’étendue des dégâts après une telle illumination. Comme ce néon qui refuse de s’éteindre, je vois les photons qui se propagent au cœur de l’émulsion pénétrant les couches les plus à l’abri de la lumière, par la tranche de la bobine alors que le capot est à présent bien refermé… Ironie du sort ?

En refermant la porte je laissais donc ce néon se consumer graduellement avant de replonger la fresque dans l’obscurité de la crypte salvatrice, et je suis allé filmer un très long travelling dans une donne moitié du musée au 2ème étage, comme pour me donner autre chose à penser…

Heureusement qu’ils étaient là les bonshommes de Karel appel avec leur sourire et leur bonne humeur pour me consoler de toute cette démolition de l’image, aussi, par la lumière.

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